France
Guides de la Garde Impériale

Carte de Visite, Studio "Photographie Artistique et des Ecoles du Gouvernement", à Paris.
Louis de Turenne à Saint-Cyr
Carte de Visite Le Jeune à Paris
Louis de Turenne, Sous-Lieutenant aux Guides de la Garde Impériale.

Gabriel-Louis de Turenne d'Aynac fait partie de ces personnages que le Second Empire et la fin du XIXe Siècle ont eu le génie de produire - personnage, on le verra, à plus d'un titre.

Commençons par en lire une petite biographie, publiée par le "Journal de la Société des Américanistes de Paris" à son décès en 1907 :


"LE COMTE LOUIS DE TURENNE.
Gabriel-Louis, comte de Turenne d'Aynac, est mort à Paris le 6 décembre 1907, âgé de soixante-quatre ans. Rien ne faisait prévoir, il y a quatre mois, les deux opérations qu'il dut subir et qui ne réussirent pas à le sauver.
Resté jeune d'aspect et d'allure, cet homme affable, d'une culture si affinée, sensible à toutes les séductions de l'art comme à tous les agréments de l'esprit, avait conservé un goût très vif pour l'armée à laquelle il avait appartenu.
Il était entré à Saint-Cyr en 1863 et il en sortit sons-lieutenant au 6e Hussards. 
Nommé lieutenant au régiment des Guides, il y comptait quand la guerre éclata.
Après l'Empire il démissionna et se mit à courir le inonde. En 1875 et 1876, il visitait les Etats-Unis et le Canada. Les deux volumes qu'il publiait en 1879 chez Quantin, "Quatorze mois dans l’Amérique du Nord", nous permettent de visiter à sa suite New-York et Chicago, puis San Francisco en passant par la capitale des Mormons, Salt Lake City. Il revint dans l'Est par le Colorado, fit plusieurs séjours à New-York et acheva son hiver au Canada, dans le Bas-Canada surtout, où retentissent encore les noms de Cartier, de Champlain, de Montcalm, trop longtemps oubliés par la mère-patrie. En avril 1876, Louis de Turenne gagnait, par le Mississipi, la Nouvelle-Orléans et la Floride, puis, au mois de juin, il retournait à New-York pour visiter, en juillet, les délicieuses stations de Saragota et de New-Port, après la ville universitaire de Boston. 
Ceux qui ont, comme nous, effectué un semblable parcours, apprécient la finesse des observations de ce voyageur averti. Tout stimule sa curiosité : choses et gens, le sol et ses produits, la prairie et ses hôtes, la vie sauvage et la vie sociale. 
Epris de la nature, il se laisse tenter par l'exploration : car ce n'est pas une promenade de touriste qu'il fit du 15 août au 7 septembre 1876 sur les bords des lacs Manitoba et Winnipeg. 
Dans ces régions, à peine parcourues, il fallut camper, mener une existence de nomade, ou encore avancer à la pagaie au milieu des nappes et cours d'eau qui relient Fort-Alexandre à Fort-William, le lac Winnipeg au lac Supérieur. 
Aujourd'hui le Canadian-Pacific dessert ces contrées; mais alors ce grand projet de chemin de fer transcontinental était à peine ébauché. 
C'était le moment où la France jetait, timidement encore, les assises de son nouvel empire colonial. A la Société de Géographie, où son père l'avait précédé, Louis de Turenne put suivre de près ce mouvement d'expansion. Avec le comte de Bizemont, trop tôt disparu, et quelques collègues, il fonda la Réunion des Voyageurs français, et, plus tard, il prit l'initiative d'organiser une Société des Amis des Explorateurs français, aujourd'hui fusionnée avec la Société de Géographie. Cette dernière, désireuse de se l'attacher plus étroitement, l'appela en 1896 dans sa commission centrale, dont il devint vice-président en 1903. Pendant les onze années qu'il exerça ses fonctions d'administrateur, notre collègue s'intéressa de la façon la plus active à la cause de l'expansion française, certain de servir sous cette forme les intérêts du pays. 
Les Américanistes ne pouvaient oublier qu'il fut un de leurs amis les plus fidèles. Serviable autant que dévoué, le comte de Turenne disparaît en nous laissant le souvenir d'une nature attachante et droite et de l'esprit le mieux orné.
HULOT.

Notes sur la Carrière Militaire du Comte de Turenne...

Il suit donc les cours de Saint Cyr à partir de 1863 (promotion du Danemark) avant d'être nommé Sous-Lieutenant le 1er Octobre 1865.
Affecté d'abord au 6e Hussards, il rejoint vite les fastes militaires du régiment des Guides de la Garde Impériale, où on le retrouve dès l'Annuaire de 1868.
Il y est encore dans ce grade dans l'Annuaire de 1870.

Il semble qu'il ait compté parmi les Aides de Camp de l'Empereur (c'est ce que laisse entendre Conegliano dans "la Maison de l'Empereur").

Il fera la Campagne contre la Prusse ; il part pour l'Armée du Rhin avec son Régiment des Guides le 22 Juillet 1870, en tant que Sous-Lieutenant au 2e Escadron. Les Guides sont de la reddition de Metz - Turenne partira en captivité, comme le relate Albert Verly, dans ses "Souvenirs du Second Empire" :
"Le départ de l'Empereur (Nota : de Willemshohe) était fixé au 20 mars, un dimanche (...) Les officiers de la garnison sont venus lui faire leurs adieux, très émus (...) Les officiers français internés à Cassel viennent ensuite. Adieux graves et tristes. (...)
Puis arrivèrent : le comte Louis de Turenne et le baron Tristan Lambert, prisonniers de guerre; (...)"

Turenne compte toujours au Régiment comme Sous-Lieutenant lorsque de la transformation des Guides en 9e Hussards, mais il est alors en congé et donnera sa démission peu après.

Il restera du cercle des proches du souvenir Impérial - il se rendra ainsi en 1879 en Angleterre pour y accueillir la dépouille du Prince Impérial, tué par les Zoulous, montant à bord de l'Orontès pour l'accueillir, et participant à sa veillée mortuaire.
Extrait des "Souvenirs du Général Lacretelle":
"L'Impératrice (...) n'avait pas oublié l'ancien colonel des des jours brillants de l'Empire et au mois d'août 1879, le comte Louis de Turenne écrivait au général Lacretelle :
"L'Impératrice me charge de vous faire parvenir cette image comme souvenir du prince que nous pleurons et d'une mère désolée".

Pour terminer sur la partie martiale de la vie de Turenne, celui-ci sera membre de "La Sabretache" - il lèguera ainsi au Musée de l'Armée, outre des souvenirs liés à son aïeul le grand Turenne, des souvenirs des Guides de la Garde, dont "la Trompette donnée au régiment des guides par la Reine Victoria".


...Et sur sa vie mondaine !

Celles là sont beaucoup plus abondantes : Turenne fait en effet partie du Grand Monde !

En 1873, le digne Sportsman est ainsi du Comité de la nouvelle Société formée pour l'exploitation du champ de courses d'Auteuil.
Le 21 Octobre 1874, il est cité dans The Times comme faisant partie des invités dînant avec le Prince de Galles dans un de ses escapades Parisiennes dont il avait le secret.

Comme de juste, il n'échappe pas à la férocité de la plume de ses rivaux en mondanités - Boni de Castellane raconte dans ses Mémoires ("Comment j'ai découvert l'Amérique") :
"L'inévitable comte Louis de Turenne aimait le Théâtre-Français par snobisme. 
Il croyait bon de figurer dans tous les lieux élégants, parlait sans rien savoir, et se montrait sévère avec autorité pour ceux qui ne pensaient pas comme lui. Je l'ai rencontré pendant trente-cinq ans dans tous les endroits où j'essayais de le fuir."

Ce ne sont toutefois pas ces quelques gouttes d'acide qui lui vaudront une postérité littéraire, mais bien sa fréquentation des salons Parisiens - ainsi celui de Madame Straus, où on croisera Léon Blum, Lucien Guitry, la princesse Mathilde, Edouard Manet, Ludovic Halévy, Guy de Maupassant, Boni de Castellane, son grand ami que nous venons de croiser, Sarah Bernardt, Jaime de Borbon, Tristan Bernard, Victorien Sardou, Jules Renard, Anatole France (j'en passe...) et... Marcel Proust.


Madeleine et Monocle : Turenne et Proust.

Louis de Turenne sera l'ami du grand romancier, qui s'amuse à l'employer dans son oeuvre littéraire.

Il y est tout d'abord cité en référence :
"Swann était habillé avec une élégance qui, comme celle de sa femme, associait à ce qu'il était ce qu'il avait été. Serré dans une redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, ganté de gants blancs rayés de noir, il portait un tube gris d'une forme évasée que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan, pour M. de Charlus, pour le marquis de Modène, pour M. Charles Haas et pour le comte Louis de Turenne"

("A la Recherche du Temps Perdu" - Vol.III, "Le côté de Guermantes", 3e Partie)

Il est ensuite invité "dans son propre rôle" :
"Mme d’Épinoy, à l’occasion d’un versement qu’elle désirait pour la «Patrie française», ayant eu à aller la voir, comme elle serait entrée chez sa mercière, convaincue d’ailleurs qu’elle ne trouverait que des visages, non pas même méprisés mais inconnus, resta clouée sur la place quand la porte s’ouvrit, non sur le salon qu’elle supposait, mais sur une salle magique où, comme grâce à un changement à vue dans une féerie, elle reconnut dans des figurantes éblouissantes, à demi étendues sur des divans, assises sur des fauteuils, appelant la maîtresse de maison par son petit nom, les altesses, les duchesses qu’elle-même, la princesse d’Épinoy, avait grand’peine à attirer chez elle, et auxquelles en ce moment, sous les yeux bienveillants d’Odette, le marquis du Lau, le comte Louis de Turenne, le prince Borghèse, le duc d’Estrées, portant l’orangeade et les petits fours, servaient de panetiers et d’échansons."
(...)
Derrière ces trois dames attirant tous les yeux était Bergotte entouré par le prince d’Agrigente, le comte Louis Turenne, et le marquis de Bréauté. Et il est aisé de comprendre que, pour des hommes qui étaient reçus partout et qui ne pouvaient plus attendre une surélévation que de recherches d’originalité, cette démonstration de leur valeur, qu’ils croyaient faire en se laissant attirer par une maîtresse de maison réputée de haute intellectualité et auprès de qui ils s’attendaient à rencontrer tous les auteurs dramatiques et tous les romanciers en vogue, était plus excitante et vivante que ces soirées chez la princesse de Guermantes, lesquelles, sans aucun programme et attrait nouveau, se succédaient depuis tant d’années, plus ou moins pareilles à celle que nous avons si longuement décrite."

("A la recherche du Temps Perdu" - Vol.IV, "Sodome et Gomorrhe", Tome II).

Outre cette participation, Turenne sert également au romancier comme modèle à deux de ses personnages - via son emblématique monocle (affection dont Turenne était déjà, on le voit ici, affligé à Saint-Cyr !) :
"Le monocle de M. de Palancy est celui du pauvre et cher Louis de Turenne (...) Le même monocle de Turenne passe dans le Côté de Guermantes à M. de Bréauté je crois."

Voilà un portrait de ce Bréauté - et son monocle :
"Le bruit se rapprocha, je me dirigeai à tout hasard dans sa direction, si bien que le mot «bonsoir» fut susurré à mon oreille par M. de Bréauté, non comme le son ferrailleux et ébréché d’un couteau qu’on repasse pour l’aiguiser, encore moins comme le cri du marcassin dévastateur des terres cultivées, mais comme la voix d’un sauveur possible. Moins puissant que Mme de Souvré, mais moins foncièrement atteint qu’elle d’inserviabilité, beaucoup plus à l’aise avec le Prince que ne l’était Mme d’Arpajon, se faisant peut-être des illusions sur ma situation dans le milieu des Guermantes, ou peut-être la connaissant mieux que moi, j’eus pourtant, les premières secondes, quelque peine à capter son attention, car, les papilles du nez frétillantes, les narines dilatées, il faisait face de tous côtés, écarquillant curieusement son monocle comme s’il s’était trouvé devant cinq cents chefs-d'œuvre. Mais ayant entendu ma demande, il l’accueillit avec satisfaction, me conduisit vers le Prince et me présenta à lui d’un air friand, cérémonieux et vulgaire, comme s’il lui avait passé, en les recommandant, une assiette de petits fours."
("A la recherche du Temps Perdu" - Vol.IV, "Sodome et Gomorrhe", Tome II).


- Merci à Jérôme Discours -