Espagne


Carte de Visite atelier Camille Silvy à Londres
Le Duc d'Alençon et le Comte d'Eu aux Hussards de la Princesse en 1861
(désolé Francesco !)


Cette très belle composition du Maître de la Photographie Commerciale de l'Angleterre des années 1860 est probablement la pièce de ma collection que je préfère.

Ces fiers Hussards sont les enfants du Duc de Nemours et de Victoria de Saxe Cobourg Gotha. Des Orléans donc, petits-fils de Louis-Philippe. A gauche Ferdinand, duc d'Alençon (1844-1910) ; à droite Gaston, Comte d'Eu (1842-1922). L'histoire du Comte d'Eu s'avère très intéressante ; il a rejoint très jeune l'armée Espagnole avec laquelle il a pris part à la Campagne du Maroc de 1860. Quelques années plus tard il épousera la fille de l'Empereur du Brésil - mais ceci est une autre histoire.

Voilà quelques repères chronologiques relatifs au Comte d'Eu :

28/04/1842 Naissance au Château de Neuilly-sur-Seine ;
février 1848 Révolution en France ; le Duc de Nemours et sa famille s'exilent en Angleterre, où la Reine Victoria leur offre l'hospitalité, à Buckingham puis au château de Claremont ;
22/10/1859 l'Espagne déclare la Guerre au Maroc

19/11/1859

Premiers combats entre l'Armée Maure et le corps expéditionnaire Espagnol
22/12/1859 Le Comte d'Eu s'engage dans l'Armée Espagnole ; ce même jour, il va avec le Duc de Nemours et le Duc d'Alençon visiter la Reine Victoria à Windsor.

01/01/1860

Bataille de Castillejos (à laquelle il ne prend donc pas part) ;
11/01/1860 Le Comte d'Eu est transféré aux Hussards de la Princesse ;
19/01/1860 Il rejoint le Siège de Tétouan (Maroc)  ; il porte le grade d'Alferez (enseigne) et est attaché personnellement au Commandant en Chef, le Général O'Donnell ;
23/01/1860 Baptême du feu ; il charge avec les Lanceros de Farneso et est décoré sur le champ de bataille par O'Donnell de l'Ordre Militaire de San Fernando ; il est âgé de 17 ans

04/02/1860

Prise du camp de Moulay Abbas devant Tétouan ;
06/02/1860 Décoration enregistrée (Chevalier de 1ère Classe) ;

23/03/1860

Bataille de Guad-el-Ras ; défaite des Maures et fin des opérations militaires ;
24/03/1860 Le Comte d'Eu est promu Lieutenant  ;
1er ou 02/04/1860 Il quitte le Maroc pour Cadix ;
12/02/1861 Il reçoit la Médaille de la Guerre d'Afrique ;
26/06/1861 Photographié à Londres au studio de Camille Silvy.
17/07/1861 Le Comte d'Eu et le Duc d'Alençon quittent Southampton pour l'Espagne à bord du steamer Alhambra ;
06/04/ 1863 Passe Capitaine de Cavalerie ;
07/04/1863 Nommé Lieutenant au 3ème Régiment d'Artillerie ; nommé successivement dans les garnisons de Carabanchel, Saragosse et Barcelone ;
26/11/1863 Démissionne de l'Armée Espagnole
La photographie le montre donc en uniforme de Lieutenant des Húsares de la Princesa. Il porte les décorations de l'Ordre Militaire de San Fernando (médaille de gauche et probablement plaques) et la Médaille de la Guerre d'Afrique (médaille de droite).

Camille Silvy ayant eu l'excellente idée de laisser des registres assez complets de son oeuvre, on sait que cette séance de pose, numérotée 4596 (volume 4, page 131), a eu lieu le 26 juin 1861. Camille Silvy facturait ses clients deux guinées (soit deux livres et deux shillings) pour 40 photos au format carte de visite. Ce qui ne l'empêchait pas par ailleurs de commercialiser pour le grand public les portraits des célébrités du temps ("one shilling and sixpence" pour une carte de visite noir et blanc).

Il existe par ailleurs d'autres clichés de Ferdinand pris ce même jour par Camille Silvy.


Le Comte d'Eu pendant la Campagne d'Afrique de 1860


Gaston Comte d'Eu est cité dans certains ouvrages relatant le déroulement de la Campagne du Maroc. En voici extraits les passages qui le concernent dans :

Diario de un Testigo de la Guerra de Africa
par Pedro Antonio de Alarcón (classé à "P")

  The Spanish Campaign in Morocco
 par Frederick Hardman, Special correspondant of "The Times". Ed. Blackwood, 1860

Ces deux livres recueillent les récits de deux témoins qui ont suivi l'expédition ;  Pedro Antonio de Alarcón a tenu un journal ; Frederick Hardman a lui rapporté le déroulement de la Campagne par ses lettres aux lecteurs du Times. Hardman a manifestement arpenté les terrains de Crimée quelques années plus tôt et garde une certaine distance par rapport aux opérations ; il nous livre les récits d'un journaliste qui contrastent largement avec ceux d'un écrivain romantique Espagnol qui caresse des rêves d'épopée.

J'ai traduit le texte de l'Espagnol et je laisse l'Anglais en langue originale - vous pourrez ainsi plus facilement discerner qui parle (quoique le ton et la teneur du texte ne laissent guère de doutes...)


XXXI - Contemplation. Sur la rivière, à bord du San Cayetano, le 19
Nota : Janvier
Pedro Antonio
de Alarcón
(...) A la regarder ainsi à la lumière indécise du crépuscule, la plage donne l'impression d'une ville côtière, grande et peuplée. Les tentes paraissent plus hautes... La fumée des bivouacs semble sortir d'autant de cheminées. La rumeur de mille conversations, le hennissement des chevaux, le choc des maillets  sur les piquets, les cris éloignés des manœuvres des marins : tout contrefait le bruit des ateliers, le fracas des usines, l'écho de tâches urbaines et pacifiques.

En premier lieu on distingue l'état-major du général en chef, une allée plus vaste formée des tentes les plus grandes, où tout se passe à cette heure comme si on était Place du Prado, O'Donnell et Prim discutant tranquillement ; divers officiers étrangers; le Comte d'Eu (Prince de la Famille d'Orléans), qui est arrivé aujourd'hui, revêtu de l'honorable uniforme des Hussards de la Princesse, et qui combattra aux ordres immédiats du Général en chef ; beaucoup d'autres généraux et officiers ; quelques compatriotes ; plus de cent personnes, enfin... C'est un vrai simulacre de la vie sociale, qui nous rappelle d'anciennes habitudes, et transporte notre imagination à Madrid, où se trouvent en ce moment tant de nos amis, et tant de nos amies...(...)


Camp of Guad-El-Jelu, 
Jan.23
Frederick Hardman
(...) A Russian staff officer has arrived here to accompany the Spanish headquarters. Also the Count d'Eu, a nice-looking fair-haired lad, whose pink and white complexion will be the better for a little browning by African sun and storms. He wears the elegant uniform (white and light blue) of the Princesa Hussars, and around his left arm the embroidered badge, indicating that he is attached ("at the immediate orders of," it is here called) to the Commander-in Chief. It is reported that French and Prussian officers are coming to observe the operations.

 (...)

Since the above was written we had a fight of no great importance, which commenced in consequence of the Moors coming down upon our right, apparently intending to molest the engineers employed in constructing the new fort already mentionned. a couple of companies were sent out to cover them, skirmishing began, and the Spanish Artillery struck in. General Rios having advanced a battalion overmuch, into a position where a piece of stagnant water in some degree cut it off from support, and the action assumed larger proportions than had been intended or than there was any occasion for. The artillery fired a good deal, the gunboats in the river made some very indifferent practice, some of their shells bursting nearer to Spaniards than to Moors, and finally the cavalry executed several charges, in which some damage was done to the enemy, and a standard was captured by a trooper, who was made sergeant and decorated on the spot. The young Count d'Eu smelt powder for the first time, went out among the skirmishers, and received a decoration. (...)


Camp de Guad-el-Jelu,
24 janvier
Pedro Antonio
de Alarcón
(...) O'Donnell avait commencé par ordonner au général Rios qu'il s'arrête, voyant mieux sans doute depuis là où il était situé le risque terrible qu'allaient courir ceux du Cantabria..., mais les lagunes empêchent que l'ordre arrive à temps. Il décide alors de courir à son secours, et de profiter de l'occasion pour mettre à nouveau en échec les africains, leur faisant payer cher leur tentative...

Son plan est instantané, énergique, décisif, comme les circonstances. Le général Galiano,  commandant la cavalerie, sortira par la droite avec deux escadrons des Lanceros de Farnesio, avec une section du régiment d'Albuhera, et avec l'escorte du général en chef, composée de carabiniers et de cavaliers de la garde civile ; il passera par des marais et des lagunes ; il contournera la plaine, traçant un vaste demi-cercle pour transpercer par le milieu l'armée marocaine,  jusqu'à se porter aux côtés du bataillon de Cantabria. Le général Rios, entre-temps, avancera résolument avec son corps d'armée ; il surgira aussi par le milieu des lagunes, et se mettra à disposition du général Ros quand il sera à sa hauteur. le brigadier Morales de Rada, de la Division Rios, suivra le mouvement commencé par le Cantabria, et protégera Galiano, chargeant avec sa brigade de fantassins en même temps que la cavalerie. L'artillerie, enfin, ira également de l'avant ; elle surmontera tous les obstacles ; elle rentrera dans l'eau comme tout le monde, et se positionnera en terrain ferme aux côtés de l'Infanterie du Troisième Corps.

Le plan communiqué à tous ceux qui doivent l'exécuter, les clairons sonnent l'attaque;les trompettes de cavalerie répètent le terrible signal ; nos cavaliers partent au galop par la droite, et le Troisième Corps se jette à l'eau sans sourciller. Le général en chef, avec son état-major, se porte à la tête de l'infanterie...

Mille vivats, mille cris de "En avant, et à l'ennemi !" résonnent de toutes parts. Les soldats marchent, de l'eau jusqu'à la ceinture..., mais ils conservent la formation et avancent impétueusement. Quelqu'un tombe...et disparaît sous les eaux troubles e la lagune ; mais, avant qu'il parvienne à se lever, on voit surnager son bras droit, qui tient sa carabine....

- Attention aux armes ! -crient les chefs- Qu'elles ne soient pas mouillées !

- Pas de danger ! - répondent ceux qui sont tombés, se relevant couverts de boue, mais enflammés et souriant.

- On y est presque...en avant ! - crient les officiers un peu plus loin.

- On y est presque...- répètent les soldats pour s'encourager les uns les autres.

Et ils arrivent presque de l'autre côté. Et comme ils arrivent, ils s'alignent comme à la parade.

La forme des pieds et la couleur des brodequins et des pantalons disparaissent sous la masse de boue sortie des lagunes...Et ils se mettent ainsi au pas de charge !...Ils courent ainsi à la rencontre de l'ennemi !

L'artillerie, pendant ce temps, a traversé les marais au trot, avec de l'eau jusqu'en haut des roues, disparaissant totalement dans les tourbillons d'écume qui sautent autour d'elle... les mules nagent dans l'eau et dans la boue, sans rencontrer de fond dur sur lequel s'appuyer. Mais le fouet des artilleurs claque ; mille cris de Tire ! Tire ! encouragent les bêtes...Et toutes les pièces passent miraculeusement, sans qu'aucune ait été  renversée.

En tout, ce trajet a duré huit, dix, douze minutes ! Que s'est-il passé pendant ce temps pour le bataillon menacé de Cantabria ?

Oh joie ! Oh gloire ! Le bataillon de Cantabria a formé le Carré !

Le général Rios et son état-major sont enfermés à l'intérieur. Une immense légion de cavaliers arabes l'encercle, l'assaillant par les quatre côtés en même temps, mais sans se décider à donner l'assaut à cette forteresse vivante. De chaque côté se trouvent côte à côté des rangs doublés de soldats, qui (les uns baïonnette au canon pour résister au corps à corps, les autres carabine en joue, nourrissant un feu jamais interrompu) forment quatre murailles de feu et d'acier, que n'osent pas attaquer les maures ébahis ! Quelques téméraires, qui ont osé se lancer contre elles à la pleine vitesse de leur montures, espérant les effrayer et en briser l'ordre, gisent dans leur propre sang et dans celui de leurs nobles montures, dans cette zone de feu qui entoure le Carré.

Gloire aux valeureux du Cantabria, les premiers qui répondirent hier à la question de savoir si nos soldats resteraient en bon ordre au milieu de la cavalerie ennemie ! Gloire à ce bataillon inexpérimenté et à ses braves chefs et officiers !

Allez, je vais encore le dire, il y avait dans le carré le général Rios et son état-major, et on y trouvait aussi enfermés le service de santé, la musique, l'aumônier et l'illustre colonel Naneti, qui commandait le bataillon de Cantabria. Parmi eux il y avait aussi leurs blessés, auxquels les infirmiers prodiguaient tranquillement les premiers soins. Au plus profond de notre cœur, nous applaudissions tous ces courageux, pendant que les escadrons de lanciers et le reste de notre cavalerie, qui arrivaient par la droite, chargeaient impétueusement les cavaliers ennemis... Qui courrent... Ceux-là les poursuivent, les rejoignent, passent au milieu d'eux, et ils les transpercent et ils les sabrent sans pitié. Une pluie de balles tirée par les vils maures s'abat sur les nôtres. Mais ils avancent toujours, et pour un espagnol qui tombe, ce sont dix marocains qui mordent la poussière!  Ils parcourent ainsi toute la plaine que les maures abandonnent finalement, s'écartant de l'héroique bataillon de Cantabria, maintenant délivré ...Et c'est ainsi que la force espagnole arrive au pied du campement ennemi, où elle s'arrête pour refaire la formation dans l'attente de nouveaux ordres du général en chef.

Un lancier se présente alors au courageux brigadier D. Francisco Romero Palomeque, qui a commandé cette brillante charge, et lui remet un étendard qu'il a pris à la cavalerie maure, en tuant celui qui le portait... C'est bon pour notre cavalerie ! C'est la deuxième fois qu'elle lutte corps à corps contre la cavalerie arabe; et hier, comme au jour de Castillejos, elle revient en ayant conquis un drapeau mahométan !

En même temps on rapporte qu'un jeune homme à l'allure douce, presque un enfant, revêtu de l'uniforme d'alferez des Húsares de la Princesa, s'est incorporé aux lanciers et a pris part à la charge, se distinguant par son courage et sa bravoure. C'est le Comte d'Eu, petit-fils du dernier roi des français, Louis Philippe I d'Orléans.

Laissons notre cavalerie très près des campements maures, et allons là où se sont réunis quelques instants le Troisième corps et l'artillerie avec le général en chef et son état-major...

Il aurait bien aimé envoyer le Comte de Lucena donner l'assaut aux tentes des marocains... tous semblaient exprimer ce désir, et la solennité du jour stimulait les esprits pour cette entreprise glorieuse ! Mais il était quatre heures de l'après-midi : deux heures plus tard il ferait nuit, et nous étions à plus d'une lieue de notre camp, sans vivres, avec peu de munitions et sans rien de préparé pour une opération si importante, qui impliquait un changement total  de notre propre campement, du plan de campagne et de tous les calculs très prudents d'O'Donnell ; lequel ne veut rien devoir à la chance, comme le fit au mauvais moment l'imprudent D. Sebastian du Portugal...

(...)

Nous partons finalement nous aussi. L'état-major d'O'Donnell, augmenté de celui de Ros de Olano, de celui de Rios, de Prim et quelques aides de camp qui étaient venus en spectateurs au théâtre de l'action. Nous étions donc plus de cent cavaliers, aux uniformes variés, de différents armes, de différents grades, quelques uns compatriotes, d'autres étrangers, tous amis...

Nous marchions sans formation ni ordre, en groupe animé et confus, au trot de nos impatientes montures, joyeuses comme nous de l'expectative d'un prochain repos... Les généraux allaient ensemble, au devant d'un si brillant équipage.

Soudain le général en chef s'est redressé, et comme vous le supposez tout le monde s'est aussi arrêté, et il chercha du regard le Comte d'Eu, qui faisait partie de la procession , s'exclamant cérémonieusement :

- Monseigneur...

Le Prince leva sa main à la visière et s'approcha d'O'Donnell.

- Monseigneur - poursuivit-il -: Votre Altesse a fait aujourd'hui ses premières armes avec le courage propre à ceux qui portent l'illustre nom d'Orléans, ayant ajouté un nouveau titre de gloire aux nombreux qui distinguent votre auguste Maison. Je m'enorgueillis que V.A. ait reçu le baptême du feu sous mes ordres, et j'ai l'honneur de nommer V.A., par les pouvoirs qui me sont conférés par S.M. la reine d'Espagne, chevalier de l'Ordre Militaire de San Fernando.

Ce disant, le général en chef demanda à un de ses aides de camp une plaque de cette croix qu'il portait à la poitrine, et la remit au jeune Comte d'Eu.

Celui-ci, rougissant et ému, remercia le général O'Donnell, et accrocha l'insigne espagnol à son dolman de hussard, avec autant d'orgueil que de joie.


I - Bataille de Tétouan.
Du campement ennemi, 
le 4 février 1860.
Pedro Antonio
de Alarcón

 

(...) O’Donnell s’était arrêté avec son état-major au milieu du campement de Muley-Ahmed, dictant des mesures pour garnir les positions qui entourent ces champs et les nombreuses casas de labor qu’on voit de tous les côtés.
Déjà on n’entend plus aucun tir... Tous, attachés ou non à l’état-major, nous étions autour du comte de Lucena (Nota: le Général O'Donnell), pleins de joie et d’enthousiasme, le félicitant en tant qu’Espagnols plutôt qu’en tant que militaires.

Là se trouvaient aussi les journalistes étrangers, qui venaient d’arriver pour complimenter O'Donnell ; les correspondants de La Época et  de La Iberia, MM. D. Carlos Navarro y Rodrigo et D. Gaspar Núñez de Arce, qui nous avaient accompagnés toute la journée et avaient attaqué la tranchée comme tout le monde ; M. D Jorge Díez Martínez, cavalier très distingué, qui n'a pas quitté un seul instant le général en chef de toute la campagne ; le comte d'Eu ; les officiers étrangers ; tout le quartier général, enfin, véritable réunion entre amis, où les épreuves continues et la communauté de peines et de joies ont à jamais uni tous les cœurs. (...)


16 février
Pedro Antonio
de Alarcón
Quatre journées insignifiantes ont passé ; mais celle d'aujourd'hui restera à jamais gravée dans ma mémoire. Et comment ne serait-ce le cas, quand de la première à la dernière heure ce fut pour moi un vrai jour mahométan, que j'ai passé entre les maures, partageant leur vie, mangeant à leur table et parlant aimablement avec eux ?

Le fait est que ce matin je fus invité par le comte d'Eu à un repas arabe (c'est ainsi qu'il me l'annonça) que donnait un riche maure nommé Abd-el-Kader, neveu du fameux général du même nom qui fut si illustre sous le règne de Louis-Philippe.

L'aristocrate algérien (qui a une maison à Tetuan, et d'autres ailleurs) invitait par conséquent le comte d'Eu en tant que petit-fils du grand monarque qui fut si généreux avec le héros vaincu de l'Algérie.

Outre le jeune prince, nous étions six invités : un maure ami d'Abd-el-Kader ; D. José Maria Pacheco, frère du fameux orateur et ex-ministre ; D. Carlos Coig y O'Donnell, neveu du général en chef ; Monsieur Velarde, aide de camp du Duc de Montpensier ; Mr Chevarrier, le journaliste français que nous avons rencontré à Ceuta, et votre humble serviteur. Total des commensaux : huit.

Le rendez-vous était après l'oraison de midi. A cette heure nous nous réunîmes sur la Plaza de España, et, précédé par notre hôte qui tenait à a main (ce qui est chose commune chez les maures) la clef de sa maison, nous nous y rendîmes, tous emplis d'ardente curiosité comme vous pouvez vous le figurer.

Après beaucoup de tours et détours par les rues les plus étroites, Abd-el-Kader s'est enfin arrêté devant une petite porte ; il l'ouvrit et pénétra à l'intérieur le premier, en nous faisant signe de le suivre.

Nous avons traversé un obscur et étroit passage ; nous franchîmes une autre porte (sans que nous ayons vu qui l'avait ouverte) et le soleil a brillé de nouveau devant nos yeux.

Nous étions dans un grand patio, frais, propre, calme, d'architecture luxueuse et élégante. Seul le bruissement de l'eau interrompait le silence de ce lieu. Il semblait que nous étions à bien des lieues des bruits de la ville.

Abd-el-Kader sourit de contentement à se trouver dans sa maison. Tous nous savions qu'il y avait des femmes et des esclaves, et nous avons cru entendre des pas et de mystérieux chuchotements derrière quelques portes...Mais personne ne dit les avoir entendus. La maison était vide en apparence...nous devions la considérer comme vide en réalité !

Nous sommes montés par un escalier très ouvragé comme tous ceux de Tetuan ; nous avons traversé un couloir orné d'exquis objets d'art, et nous sommes arrivés enfin à une jolie pièce où était préparé le banquet.

Avant d'y entrer nous avons déposé les armes et les éperons, en demandant à notre hôte qu'il nous pardonne de ne pas nous déchausser comme il l'avait fait.

Le neveu du dernier héros numide nous a dispensé d'un fin sourire.

La pièce était luxueusement garnie d'un tapis. en son milieu se tenait la table, qui par sa forme basse et ronde nous rappelait les plate-formes de nos braseros ; et autour d'elle il y avait une grande quantité de coussins et de poufs de très riche soie damassée et d'autres toiles de soie entrelacées d'argent et d'or...

Le plafond était sculpté et les deux portes de la pièce consistaient en deux gracieux arcs de fer artistiquement forgé.

La table était déjà servie. Elle était d'abord recouverte d'une nappe de laine. Là-dessus on voyait trois plats de cristal de Trieste, dont un pleine de figues de Barbarie, et les deux autres d'alcuzcuz de différentes sortes. Enfin un espèce de compotier de cristal avec des arabesques d'or contenait l'eau...Et c'était là tout ce que le neveu d'un prince donnait à manger au petit-fils d'un roi.

Par contre les cuillers qu'on nous présenta étaient de facture extraordinaire. Elles se composaient de plusieurs pièces:le manche de l'une d'entre elles était d'un morceau de corail, un autre d'argent, un autre de cornaline, un autre d'ambre et un autre d'ivoire, tandis que la partie concave était de caret (Nota : tortue marine).

- Quelles magnifiques cuillers ! - nous exclamâmes nous tous.

- Elles sont de Constantinople - répondit notre hôte.

Puis il se mit à nous servir.

Abd-el-Kader avait vingt-deux ans, et était de petite stature, blond et d'une suprême élégance. Chaque jour le voit vêtu différemment.   ses ceintures et ses turbans rendraient folle une sultane. Il a des pieds et des mains de fille, un regard rêveur, la bouche triste et un orgueilleux nez recourbé. Il vit du commerce; mais il n'y intervient pas directement, et s'en tient aux investissements que divers amis font dans ses intérêts.

Celui qui l'accompagne, un jeune homme de dix-neuf ans, imberbe, pâle, affichant un léger embonpoint, blanc et blond comme un allemand, n'a rien d'un maure sinon le costume, le sérieux et l'économie de parole. Je ne me rappelle pas son nom, mais je me rappelle bien qu'il parlait admirablement le français et l'italien, comme Abd-el-Kader.

Les deux jeunes gens ont voyagé dans toute l'Europe et en Orient ; ils connaissent en profondeur toutes les grandes questions politiques qui agitent le monde aujourd'hui, et confessent que l'islam est un cadavre; mais ils le disent avec le ton de celui qui pense être enterré avec lui.

Nota : quelques mois plus tard, à Damas, Abd-el-Kader défendait (en paroles et en actes) les Chrétiens maronites de Syrie, massacrés le 9 juillet 1860 par les Druzes avec la complicité du Gouverneur Turc ; cet épisode rajouta à  sa gloire et lui gagna plus encore l'admiration de la France (il fut décoré de la Légion d'Honneur) et de l'Europe.

L'armistice de la Campagne du Maroc est du 25 mars 1860 ; dans sa conclusion Pedro Antonio de Alarcón dit avoir travaillé quatre mois à la rédaction de son livre. Celui-ci a donc été achevé fin juillet 1860 au plus tôt - date à rapprocher de celle des événements de Syrie.

A la lecture ce passage détonne au milieu du détail des opérations militaires... Malraux n'aurait donc pas été précurseur ?..

 

L'admiration d'Abd-el-Kader pour son illustre et malheureux oncle approche l'adoration fanatique. Quand il eut entendu le comte d'Eu louer la valeur et la magnanimité de ce héros, auquel la France a d'abord du tant de luttes puis tant de remerciements, les yeux du jeune algérien s'embrumèrent de larmes.

- Abd-el-Kader n'est pas encore mort ! - murmura-t-il enfin.

- Où est-il maintenant ? - lui demandâmes nous.

- A Damas, où il est respecté et chéri comme un être supérieur.  Il dort maintenant ! J'espère qu'il se réveillera un jour, et que ce grand personnage méritera de nouveaux applaudissements de toute l'Europe civilisée !*

L'alcuzcuz est un plat aussi agréable que nourrissant. Il en existe de deux sortes: celui que les maures nous ont conseillé et que nous avons d'abord cru trop substantiel et pesant, et qui se compose de farine, de sucre, de beurre et d'autres ingrédients qui le rende très agréable au palais comme à l'odorat. Le second, bien plus léger, équivaut à une pâtisserie. Je l'ai trouvé trop doux et parfumé. Il sentait le jasmin.

Après l'alcuzcuz (qui nous a laissé aussi satisfait qu'aurait pu le plus somptueux banquet), nous essayâmes les figues de Barbarie, exquises elles aussi, et nous cherchâmes des cigares, comme il était de rigueur entre espagnols et maures.

On a ouvert alors une porte, et un noir est apparu, à demi-nu, à demi-vêtu de blanc, avec une mèche allumée dans la main droite et la pipe de son seigneur dans la gauche...

- Voulez-vous des pipes ?- nous demanda Abd-el-Kader

- Non nous préférons les cigares - lui répondîmes nous.

- Je le savais, et c'est pourquoi je ne les ai pas faites préparer - répliqua l'ami de l'hôte.

A ma grande surprise ils ne nous ont pas offert de café.

- Le café n'a rien à voir avec le repas. C'est un plaisir d'une autre nature - m'expliqua en espagnol Mr Chevarrier.

- Le café est, nous pourrions dire, l'aliment de l'âme...- ai-je ajouté en guise de commentaire

- Tout à fait, comme pour nous la lecture - répondit l'ingénieux français.

- Je dirais mieux, la musique...- rajoutai-je pour ma part.

- La musique céleste...- ajouta Mr Chevarrier avec une grâce suprême.

- Après cette discussion, il nous faudra prendre le café quelque part - interrompit le comte d'Eu.

- Au café de mon ami Ben-el-Sus...- m'exclamai-je.

- C'est chose convenue - répondirent-ils tous.


Carte de Visite atelier Pedro Martinez de Hebert à Madrid

Nous  nous étions déjà levé dans l'intention d'aller au quartier général du Duc de Tetuan, quand nous nous rappelâmes que c'était le jour où les émissaires de Muley-el-Abbas avaient promis devenir chercher nos conditions de paix.

Nous nous séparons alors des algériens ; nous prîmes un café à la hâte au Fondak, une maison de Ben-el-Sus ; puis nous sommes enfourchés nos chevaux et nous sommes dirigés vers le campement à l'est.


Headquarters Camp,
West of Tetuan,
March 25.
Frederick Hardman
(...) Their tents stand together in headquarters camp, and that section of it is facetiously denominated La Légion Etrangère, "the Foreign Legion." There are several Prussians, a Russian, an Austrian, Swedes, and Bavarians, and one Frenchman, Baron Clary. I have seen it repeatedly stated in print that there were British officers at these headquarters ; but that is not the case. The mistake may have been arisen from the visits that have occasionally been made to the camp and to Tetuan by officers of Gibraltar garrison , or, more probably, from the fact that an Englishman holding the rank of colonel of cavalry in the Spanish army has served throughout the whole war on O'Donnell's Staff, without pay, and at his own charges. The Comte d'Eu, son of the Duke of Nemours, a gallant young soldier and general favourite, is also still here ; and this, I think, completes our list of distinguished foreigners. (...)

Spanish Camp, 
outside Tetuan,
March 31.
Frederick  Hardman
(...) To a number of the officers attached to his staff, and for whose services he has no longer occasion, he (Nota: General O'Donnell) has given free leave to betake themselves to Spain, a permission that are not slow in profiting by. The young Cout d'Eu has been telegraphed for from Madrid, where his aunt,the Duchess de Montpensier, now is, and will sail to-morrow or next day for Cadiz. (...)


Le Duc d'Alençon


Le Duc d'Alençon également aura l'occasion de servir l'Espagne lors d'une campagne dans ses colonies ; voici quelques éléments extraits de "Ferdinand-Philippe d'Orléans, Duc d'Alençon - un Prince Contemporain", par Y. d'Isné (Lethielleux, 1911). 
Mais revenons à ses débuts ; le Duc d'Alençon rejoint son frère aîné à l'été 1860 : 

"(...) dès le mois d'août, s'embarquait pour l'Espagne, avec son père et M. Charles Reille.
Après la traversée, ils montèrent en diligence et parcoururent tout le nord-ouest de l'Espagne ; ils voyagèrent ainsi, pendant qutre jours et cinq nuits, sans s'arrêter autrement que le temps nécessaire aux relais ; ils arrivèrent enfin à Ségovie ; le comte d'Eu s'y reposait de sa brillante campagne au Maroc en suivant les cours de l'École Militaire ; le Duc de Nemours et ses fils, invités par la reine Isabelle au château de la Granja, y reçurent un affectueux accueil ; ils allèrent ensuite au Portugal saluer le jeune roi don Pedro V, au palais des Necessidades.
Au terme de ce voyage, le duc d'Alençon fut nommé sous-lieutenant de hussards dans l'armée espagnole ; il revint ensuite en Angleterre y achever des études de mathématiques spéciales et, le 17 juillet 1861, passait brillament ses examens à l'école d'artillerie de Ségovie, où il fut reçu à dix-sept ans. Il y resta quatre ans et en sortit avec le grade de lieutenant d'artillerie.
"

Il prendra service dans un régiment d'artillerie, et sera affecté à Cadix, puis à Séville.
"Mais il rêvait de combattre et de tirer du fourreau l'épée d'honneur gagnée à l'école ; l'occasion se présenta.
En janvier 1866, il obtient de faire partie d'une expédition dirigée par l'Espagne contre les Malais, Musulmans de Mindanao, la plus méridionale des Philippines.
"

D'après le Times du 19 février 1866, il embarque de Gibraltar le 9 février à bord du Mongolia pour Alexandrie, sur la route de Manille où il devait rejoindre son régiment, les Hussards de la Princesse. 
On notera que d'Isné ne fait lui aucune référence aux Hussards de la Princesse :
"Le 6 mai, la petite armée, composée de treize compagnies d'infanterie et de quelques artilleurs avec deux obusiers de montagne et deux mortiers, arrive à Cotobao, en pays insurgé... la colonne se met en marche le 7mai, à quatre heures du matin ; le sultan de Cotobao les assure de sa fidélité ; il fournit des guides et une centaine d'auxiliaires qui forment l'arrière-garde. En cas d'insuccès, on peut compter sur la trahison de ceux-ci qui feront cause commune avec leurs coreligionnaires ; en attendant on les surveille de près.
(...)
Enfin les roseaux s'éclaircissent et l'on aperçoit la redoute dans laquelle l'ennemi s'est fortifié. 'La satisfaction est générale', ajoute le jeune officier, qui est venu, de si loin, chercher les périls et l'occasion de les vaincre; 'a peine la compagnie d'avant-garde a-t-elle commencé à se déployer, que l'ennemi ouvre le feu. Le premier boulet qui ronfle au-dessus de nos têtes, à un mètre au plus, cause une certaine joie à ceux qui ne s'étaient pas encore vus à pareille fête...' (...) Alors le combat commence au milieu des cris sauvages des combattants. Le cheval du prince s'engage dans un bourbier, il l'abandonne pour courir à pied jusque sous les feux du fort ; celui-ci est habilement construit ; les défenseurs sont abrités par une muraille faite de troncs de cocotiers, dans lesquels sont ménagées des ouvertures, sortes de meurtrières d'où partent les engins les plus variés :armes à feu, flèches, pierres, bambous aiguisés ; les Indiens qui font partie de la troupe fidèle escaladent, avec une agilité surprenante, les troncs de cocotiers ; d'autres travaillent à creuser, au bas de la citadelle, une ouverture qui permettra de pénétrer dans le fort ; et, d'un même élan, le rempart est escaladé, tandis que le prince et son fidèle compagnon, le baron Bache, pénètrent dans la place par la brèche inférieure ; après une lutte aussi courte que vive, le drapeau des insurgés, arraché du sommet de la redoute, est remplacé par celui de l'Espagne, au milieu des acclamations et des vivats.
Fidèles à leur tactique, les Moros qui défendaient les remparts se sont fait tuer pendant que les autres se dispersaient dans la forêt ; pas un ennemi vivant ne tomba aux mains des vainqueurs.
Quant aux auxiliaires fournis par le sultan, ils restèrent immobiles tout le temps du combat, et le guide, soit ignorance, soit perfidie, avait amené la troupe précisément dans la ligne de tir du plus gros canon de l'ennemi.
"

La prise des forts des insurgés sera rapide et la campagne de courte durée. Le Duc d'Alençon restera quelques temps aux Philippines, puis, à la nouvelle de la révolution en Espagne et du renversement de la reine Isabelle, il quittera le service de l'Espagne.
Il entreprendra de faire le tour du monde avant de rentrer au printemps 1867 en Angleterre.
Il épousera en 1868 Sophie-Charlotte de Bavière, une des sœurs de Sissi.
En 1870, lors de la guerre avec l'Allemagne, il proposera les services de son épée à la France - mais les Princes d'Orléans étaient toujours sous le coup d'un exil que ni Napoléon III ni le gouvernement provisoire ne voudront abroger. L'armistice le surprend alors qu'il attendait à la frontière Belge une permission de franchir qui ne vint pas. 

Le 8 juin 1871, l'abrogation des lois d'exil est voté et la famille d'Orléans rentre en France le 5 juillet. Le Duc d'Alençon pourra enfin rejoindre l'armée française :
"Cependant, le général de Cissey, ministre de la guerre, accueille la demande faite par le duc d'Alençon ; il tient compte de son brevet, obtenu à l'école d'artillerie de Ségovie, de son grade de capitaine conquis dans la campagne des Philippines, et le prince va porter le titre de capitaine provisoire, au 12e d'artillerie, sans solde.
Le 4 décembre 1871, le duc d'Alençon, au comble de ses vœux, entre au service de la France ! Plus tard, il dira avec un accent intraduisible : 'J'ai rarement ressenti autant de joie que le jour où je reçus mon brevet d'officier français !'
"

C'est dans cette tenue que nous le voyons dans le cliché ci-contre, qui date de 1872 - le numéro du régiment ne figure pas encore au collet.

Il commande à Vincennes la 5e Batterie du 12e régiment d'artillerie.
Il sera inscrit par son colonel au tableau d'avancement de 1879 pour une promotion au grade de chef d'escadron, mais on se méfie beaucoup des princes, et après le départ du pouvoir du Maréchal de Mac-Mahon, cette promotion sera annulée.

Il quittera l'armée le 23 février 1883, suite à la promulgation des décrets de proscription qui exilent les membres des familles ayant régné sur la France, et excluent de l'armée tous les princes d'Orléans.

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